La Mariée sur France Inter

Chronique de Michel Abescat à l’émission « Le polar sonne toujours deux fois », jeudi 19 octobre 2023.

Provenant du podcast Le Polar sonne toujours 2 fois

Notre roman noir de la semaine nous emmène en Gaspésie, ce bout de Québec splendide et sauvage, dans le monde âpre des pêcheurs de Gaspésie.

Parc national de la Gaspésie, Petit lac Cascapédia ©Getty - Aurélien Pottier

La mariée de corail, un très beau titre qui prend son sens dès les premières pages, à travers un prologue saisissant : les derniers instants, en direct, d’une jeune femme qui s’éveille peu à peu sur un bateau, au milieu de la mer. Elle ouvre péniblement les yeux, appuyée contre la cabine de pilotage. Elle est vêtue d’une robe blanche de mariée, ses pieds sont attachés à une corde reliée à une chaîne qui la tire vers le bas. Vers la poupe dont la porte est grande ouverte sur l’eau glacée. Elle pourrait se secouer, tenter de dénouer la corde, mais elle ne fait rien pour échapper à la mort qui s’annonce.

Le texte, au présent de l’indicatif, colle à la seconde près à son regard, ses pensées, ses émotions, ses sensations les plus intimes. Dans un contraste brutal avec les extraits qui le hachurent : documents administratifs, extraits de rapports de police et d’autopsie. À la page 16, le lecteur en sait déjà beaucoup plus que le sergent-détective Joaquin Moralès qui va être chargé de l’enquête. Et c’est dans ce décalage que le récit trouve immédiatement sa puissance.

Le roman est ainsi d’emblée centré sur la victime

Elle est même un des personnages principaux du roman qui va peu à peu remonter son histoire et celle de ses proches. Angel Roberts avait 32 ans, était une des rares femmes à posséder un bateau de pêche. Et donc à exercer un métier d’homme dans un milieu passablement machiste. Roxanne Bouchard décrit précisément ce monde de l’industrie de la pêche, l’évolution de ses techniques, ses enjeux économiques, les conflits générés en particulier par le moratoire sur la morue, en 1992, qui a contraint toute la profession à se réorganiser. Roxanne Bouchard excelle à le rendre vivant, multiplie les anecdotes vraies. Et brosse un portrait intime de ce pays du bout du monde, loin des clichés touristiques. Sous sa plume, on voit la Gaspésie. Et on l’entend.

Les dialogues sont vifs et percutants, Roxanne Bouchard a beaucoup travaillé l’oralité, on se régale de cette langue imagée et de ses particularismes : « Tu retournes-tu enquêter avec ton père ? » « T’as-tu des nouvelles ? » « Il est pas pressé de faire sa job ».

L’histoire est violente et sombre, mais l’autrice ne manque ni d’humour ni d’ironie. Et ça décoiffe !

L’écriture sait aussi trouver des accents poétiques. Au moment par exemple où l’enquêteur découvre enfin le corps d’Angel Roberts après plusieurs jours de recherche fiévreuse :

« La femme flotte entre deux eaux, un mètre et demi sous la surface, les bras ouverts, les paumes de ses mains tournées vers le ciel comme si elle tentait de prendre son envol. Sa chevelure enrobe la tête, danse dans l’onde telle une méduse. Sa robe blanche, dans la transparence sombre des eaux, se déploie autour d’elle, camoufle ses jambes, ses pieds. Elle ressemble à un ange s’élevant des profondeurs de la mer. »

Le personnage de l’enquêteur s’appelle donc Joaquin Moralès

Il a quitté le Mexique 30 ans plus tôt pour suivre une touriste québécoise avec laquelle il s’est marié et dont il a deux fils.

Quand s’ouvre le roman, Sébastien, le cadet, est venu le voir sans qu’il sache exactement pourquoi. Il a des choses à lui dire mais les deux hommes ne parviennent pas à se parler même s’ils sont proches. Tous deux ont des désirs de fuite qu’ils n’osent s’avouer. Et cette histoire dans l’histoire, le temps qui passe, les amours qui s’usent, le silence des pères, les questions des fils, n’est pas la moins intéressante. Roxanne Bouchard la traite avec une belle finesse. Une magnifique humanité dont elle a précisément doté son personnage.

Joaquin Moralès cherche une compréhension intime des gens même s’il a perdu ses illusions. Voilà longtemps qu’il ne cherche plus à les consoler, mais il les accompagne, comme il vient chaque jour rendre visite à son vieil ami pêcheur qui se meurt d’un cancer pour lui raconter la mer. Comme il se penche sur le corps de la jeune femme noyée avant que les techniciens ne l’emportent, la salue par son nom et lui chuchote quelques mots en espagnol. Roxanne Bouchard est une formidable conteuse qui vous tient en haleine autant qu’elle vous bouleverse.

C’est donc le deuxième volume d’une trilogie, le premier est lire aussi :