Quand c’est toi qui le portes

Quand c’est toi qui le portes

Québec. C’est le soir du lancement. J’ai rien vu passer. Y’avait du monde, du monde, du monde et du monde. J’ai dédicacé des livres debout, appuyée sur une table de bar. Léger tournis. La soirée achève.

Mon amoureux m’a trouvé une bière, enfin, et m’assois.

C’est là qu’ils arrivent. Un, deux, trois gars. D’autres se sont installés juste derrière. Des amis de mon correspondant, le caporal Patrick Kègle, avec lequel je lance le livre.  Beaucoup sont  militaires, mais habillés en civil, on les confondrait avec n’importe quels autres hommes. Sauf que.

Ils s’installent à ma table.

« Osti, la romancière! Faut que j’te parle !

-Pat ! Watch-toi : y’a Guillaume qui veut parler à ta correspondante! »

De l’autre bout de la salle, mon correspondant lève un œil dans notre direction.

« J’ai pas le temps : ma fille a besoin de moi…

-Tant pis : c’que t’as pris cinq ans à bâtir, il va te le scraper en dix minutes!… »

Ça passe au-dessus de la tête de Guillaume qui, cheveux noirs, barbe forte, yeux denses et sourire en coin, a appuyé son corps contre ma table. Il se balance dans ma direction.

« T’as pas choisi le bon gars, pour ta correspondance… »

Je rigole.

« Toi aussi, t’es militaire… T’es allé où ? Afghanistan, avec Pat ?

-Ben oui ! J’suis dans ton livre !

-Hein ?

-La photo des Recon !

-C’est vous autres, les gars armés jusqu’aux oreilles ?

-Oui. Pis j’ai fait la Bosnie.

-Pat ! Guillaume va y raconter la Bosnie !

-Osti, Bolduc, mêle-toi de tes affaires ! »

Assis en face de moi, ledit Bolduc hausse les épaules. Guillaume revient vers moi.

« Ils m’ont fait prisonnier, en Bosnie. »

Je cherche le regard des autres, de Bolduc qui ferme les yeux comme on hoche la tête : ça doit être vrai.

« Les mercenaires avaient tué un gars. Ou une femme. Je le sais pas, qui c’était. Ils l’avaient décapité et y’avaient mis son crâne sur un hood de char. Attaché avec de la broche. Osti, c’était dégueulasse! Le crâne se décomposait, pis ça sentait le yabe. »

Le silence est opaque. Bolduc boit une gorgée de bière, affichant du coup la fresque des tatouages tribaux qui ornent son bras gauche.

« Pis dessus le crâne, sais-tu c’qu’y’avait, la romancière ? Les mercenaires, y’avaient mis un osti d’casque bleu ! »

Bolduc intervient : « Ils l’avaient probablement volé…

-Ouais, pis ? C’est ça que j’étais, moi : un osti d’casque bleu ! »

Mon correspondant arrive au pas de course.

« Trop tard : Guillaume vient d’y raconter la Bosnie. Pis l’affaire du casque bleu. »

Pat hausse les épaules.

« Ah, ça ? C’est pas une histoire qui fait peur aux civils, ça. C’est à nous autres que ça fait peur.

-C’est sûr que, quand c’est toi qui le portes, l’osti de casque, ça te fait un autre effet… C’est ça que j’y disais, à ta romancière : si elle avait écrit son livre sur toute notre gang, elle aurait eu des vraies histoires !

Bolduc étire son bras tatoué vers Guillaume, lui fait signe de se la fermer.

« J’pense qu’elle a compris. Fais-y signer ton livre, ast’heure!

-Osti, oui ! Pis j’pense que j’vais t’payer une bière, la romancière ! »

Mars 2013.

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