Nous étions le sel de la mer (extrait 1).

L’Alberto (1974)

L'Alberto

Quand O’Neil Poirier a vu la coque du voilier se profiler à travers le hublot de sa cabine, il s’est dit que la journée commençait vraiment mal. Poirier, il venait des Îles-de- la-Madeleine, avec son caractère et ses deux aides-pêcheurs. Ils étaient arrivés l’avant-veille à Mont-Louis, le temps de se ravitailler pour rallier l’île d’Anticosti où les attendaient la morue et le hareng. Ils s’étaient couchés tôt, la veille, pour partir avec l’aube et n’avaient pas entendu le voilier s’amarrer à leur épaule. Le ronronnement de la génératrice avait sûrement couvert les bruits de pas de l’équipage voisin.

O’Neil Poirier a dit à ses gars de se lever et, boudeur, le pêcheur est monté sur le pont pour faire un peu de tapage, question que ces vacanciers de voileux comprennent clairement qu’ils n’étaient pas les bienvenus. Quand un homme se lève à trois heures et demie du matin pour aller faire son ouvrage dans l’eau glacée de l’estuaire du Saint- Laurent, ça lui tente pas d’avoir à tasser un voilier de touristes endormis qui rechignent à se réveiller de bonne heure et rouspètent parce qu’ils ont peur que leurs amarres soient pas bien rattachées par les pêcheurs.

O’Neil est sorti. Comble de l’effronterie, le propriétaire du voilier avait eu le culot de brancher son électricité à même le bateau de pêche, au lieu d’amener son fil jusqu’au quai ! O’Neil Poirier l’a débranché avec rudesse, s’est penché au-dessus du monocoque et a frappé fermement contre le pont.

« Heille, le sauvage ! Sors ! Faut qu’on s’parle ! »

C’est là qu’il a entendu, de l’intérieur, un râlement de femme, une plainte longue et déchirante, et Poirier a senti sa nuque se hérisser parce que, des cris comme ça, le pêcheur n’en avait jamais entendu. O’Neil Poirier avait déjà affronté des vents de soixante-quinze nœuds au large d’Anticosti, et c’était pas un peureux. Il a attrapé son grand couteau à éventrer les morues et il a sauté sur le voilier au moment où retentissait un autre cri, plus haletant que le premier. Il a ouvert le capot de descente, a dévalé les cinq marches en moins de deux.

« Heille, ça va faire ! »

Pas de réponse. Juste un souffle bruyant et un mouvement désordonné. Il faisait chaud, humide. Dans la pénombre et le bordel ambiant, Poirier a pris un temps avant de discerner ce qui se passait. Il s’est approché lentement, encore méfiant, de la banquette latérale où elle gisait et, quand il a vu de quoi il s’agissait, il n’a pas hésité. Il s’est avancé, sur cet allant bien décidé qu’on lui a toujours connu, a lui-même coupé le cordon ombilical, lavé le bébé dans l’eau tiède et jeté le placenta aux poissons.

Il a ensuite essuyé le front de la jeune mère, a déposé sur elle le nouveau-né bien emmailloté, les a enveloppés dans une couverture chaude et a quitté le sloop sans faire de bruit.

Ce jour-là, les hommes de L’Alberto ont déplacé avec beaucoup de délicatesse le voilier de la femme qui avait dû, en urgence, s’amarrer à leur épaule, se sont assurés par deux fois que les gardes étaient solides et ont eux- mêmes rebranché le fil électrique au quai. Ils sont partis vers le large avec un peu de retard et, longtemps, ils ont regardé en arrière.

 

Parution: 15 mai 2014.
Extrait 2 ici.